Générale du spectacle de la Compagnie Les Passeurs, Lucile Jourdan / théâtre Joliette, Marseille / 10.2.2020

Être ou ne pas 

texte de Sophie Lannefranque

 

Dossier artistique à télécharger

 

Dans une logorrhée verbale, elle se raconte, avec fierté. Elle, le pur produit maison. En 20 ans, elle
a gravi tous les échelons. Elle dit sa capacité à impliquer une équipe, mobiliser un être dans sa
totalité. Elle dit son plaisir à organiser des défis, pour faire levier par le rire : Équipe déstressée /
Conflits dégoupillés / Motivation gagnée. Elle dit son infatigabilité. Pas de place pour le doute ou la
fragilité. Elle dit sa capacité à révéler les talents cachés. Ou à les humilier pour conforter sa place
et son pouvoir. Ce n’est pas du travail, c’est sa vie. Même son langage est devenu conquérant.
Jusqu’aux premières failles, à l’épuisement et à l’implosion qui court-circuite la raison pure et laisse
place à la poésie brute…

 

Être ou ne pas être au travail. Telle est la question.
Être. Exister. Avoir une identité, un corps, un sens, une densité. Avoir un travail pour mieux être.
Mais être quoi ? Qui ? À quel prix ?
Le travail.
Le travail n’est plus ce qu’il était. Le travail inhumain devenu trop humain, en apparence du moins.
Le travail confortable, modernisé, tiède, convivial, organisé. Le travail qui n’en a pas l’air et pourtant
resserre son étreinte, imperceptiblement. Et l’on redouble de ruses pour mieux l’ignorer. D’orgueil
aussi. Car nous rêvons encore d’épreuves réussies, de défis relevés, aussi herculéens soient-ils,
nous voulons être des athlètes, tenir la cadence, remporter l’objectif, à notre minuscule niveau,
devenir quand même, un peu, des héros. On ne compte plus nos heures. On donne de nous-mêmes.
Et demain ? Il faudra faire encore. Mieux. On prend goût à l’intensité, factice mais palpable. Impression de transfigurer la banalité. De faire mieux. Le reste, peu à peu, à défaut de bonheur, pâlit.
Travailler, enfin, nous manque. Tension.
Nous et nos grands habits neufs d’empereurs.
Nous et notre mensonge immense, pathétique.
Nous si honteux de nous qui ne sommes que nous.
L’addiction, lentement, s’insinue en nos vies. L’addiction à cet état de vainqueurs, de compétiteurs.
À cette illusion du dépassement. À cette interminable vibration qui ne laisse plus place à la pensée,
au doute, à la fragilité. Mais c’est sans plaisir que nous planons. Pas d’orgasme dans le job. Aucune
désinhibition. Pas le plus petit instant de détente, d’oubli. Au contraire : le trip est concentration,
précision, érection, accumulation. Une excitation infinie sans la libération du jouir. Alors, à quoi nous
accrochons-nous à ce point ? Quel profit tirons-nous de cette dépendance ? Quelles en sont les
conséquences ? Imposer à tout son être une telle gangue ne peut se faire sans éclatement.
Une femme (monologue).
Elle parle. Elle est fière, férocement joyeuse, cynique, infatigable. Elle n’a aucun problème, dit-elle.
Elle a tout. Elle exulte, comblée. Dit-elle. On la croit. C’est une femme dont le langage lui-même
semble sans cesse s’écarter pour mieux la dépasser, l’éviter, l’évincer. Un langage conquérant,
engloutissant. Une femme dont la parole est elle-même travail, incessant labeur, voué à construire
des édifices chaque fois plus complexes pour masquer ce rayon de jour, cette sincérité qui révélerait
tout. Elle pense, organise et diffuse sa description d’elle-même et du monde pour maintenir l’illusion
fragile de son existence, la spectaculaire mise en scène de sa propre vie.
À travers cette accumulation, perce peu à peu la faille qui la lézarde, silencieusement. D’abord, un
vacillement. Ce léger glissement que l’on rabat d’un geste afin de chasser l’encombrante vérité.
Celle du corps, du rythme cardiaque, de l’émoi, du souffle. Celle de la vie vécue. Malgré elle, les
démons tenus à l’écart imposent leurs transgressions sauvages. Il y a désobéissance pour qui a
trop obéi. Elle se contredit, se contrecarre, s’absurde. Cela peut être drôle car il nous faut en rire,
secouer hors de nous les peaux ridicules. Tout cet attirail d’apparat et son bruit de breloques
sonnant faux. Ainsi elle est un monstre de joie et de pouvoir, une enfant qui gribouille, une femme
puissante, un réservoir de honte, une beauté qui s’ignore, un grand vide, parfois à peine debout.
Et lorsque, sans prévenir, son cerveau épuisé implose, court-circuitant la raison même, la voici
traversée de poésie brute, défiant magnifiquement ce monde de bureaux, effrayant et grotesque.
SOPHIE LANNEFRANQUE, FÉV. 2017

Héroïne(s) # 3

 

Représentations 

du 11 au 14 février 2020 //Théâtre Joliette – Minoterie (13)

le 9 octobre 2020 // Théâtre de Pertuis (84)

le 16 octobre 2020 // Les Arts d’Azur (06)

13 mars 2021 //Centre Dramatique des Villages (84)  date reportée  le 15 mai 2021

22, 23 et 24  juillet 2021 à 21h30 // festival  Avignon / L’Entrepôt

Nuit Héroine(s) 30 juillet //Mont Dauphin (05)

10 et 11 novembre 2021// Théâtre le Comedia (13)

6 et 7 janvier 2022 à 20h// Théâtre du Briançonnais (05)

24 février 2022 à 16h30 et 20h30// Cercle de midi / Le Beausset (83)

4 mars 2022 à 20h30 // Festival Femmes en scène Nice (06)

9 novembre  2023 à 19h00 // Théâtre François Ponsard (38)

7 et 8 décembre 2023 // Chamonix

Dossier de presse à télécharger

 

« Elle l’aime, elle l’adore, c’est fou comme elle l’aime.
Elle, c’est une jeune femme dynamique, sourire écrasant, répondant au titre de « manager
d’autrui à manager ». Sophie Lannefranque propose une réflexion sur l’impact du vocabulaire
d’entreprise comme mantra. La verbalisation de ce dernier permet une prise de conscience de
la violence quotidienne emmagasinée. Sur l’injonction à la performance, ici féminine, portée
jusqu’à l’épuisement et l’inévitable remplacement par une plus neuve, plus vive, plus moderne.
« Plus », « mieux », « encore plus mieux » et autres superlatifs couvent des implosions à
retardement. »
Nadja Grenier, VENTILO

 

« Droite dans ses escarpins, le regard clair, la voix assurée, souriante, Gentiane Pierre
fait chanter l’auditoire dans un rythme endiablé. moment éblouissant. »
Chris Bourgue, ZIBELINE

 Héroïne(s)# 3  titre provisoire permanent

Être ou ne pas

TEXTE de Sophie Lannefranque

MISE EN SCENE  Lucile Jourdan

JEU  Gentiane Pierre

CONCEPTION VISUELLE/ PHOTOS ET INSTALLATIONS Isabelle Fournier

ÉCLAIRAGE Nicolas Thibault

REGIE Pauline Granier

Chargé de production / Assistant mis en scène  Alain Fillit

Coproduction / Théâtre Joliette-Minoterie scène conventionnée pour les expressions contemporaines (13)

Les nuits de l’enclave/ Centre Dramatique des Villages – Valréas (84)

avec les soutien de : La Chartreuse de Villeneuve lez-Avignon (84)/ L’entrepôt – Avignon (84) / L’Entre-Pont-lieu régional de création et de résidence du spectacle vivant-Nice (06)/ Théâtre Berthelot-ville de Montreuil (93)/ Région Sud PACA/ DRAC PACA/ Le Département 05/ Centre National du Livre/ SPEDIDAM

Chaque solo composant l’intégrale peut-être présenté indépendamment